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7' ANNÉE

XIV. 1.

REPRODUCTION INTERDITE

des articles et des illustrations.

DROITS DE TRADUCTION RÉSERVES

pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège.

Le

Monde Moderne

Tome XIV

Juillet-Décembre 1901

PARIS

Albert QUANTIN, Éditeur 5, Rue Saint-Benoit, 5

Digitized by the Internet Archive

in 2010 with funding from

University of Ottawa

http://www.archive.org/details/lemondemoderne14pari

LA SOIRKE DE LA DIVA

Sublime ! . . . incomparable ! . . . divine!... acclamèrent en chœur les admirateurs de la bénéficiaire, admis à l'honneur de lui exprimer de vive voix leurs enthousiasmes.

Céleste! lui souffla sur la nuque Barbetti, le chroniqueur théâtral.

La divine, emmitouflée dans la riche pelisse que sa camériste lui avait jetée avec sollicitude sur

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LA SOIRÉE DE LA DIVA

les épaules, à sa sortie entre les por- tants, haletante, le visag^e enflammé, passa modestement orgueilleuse au milieu de la foule d'amis qui lui fai- saient la haie jusqu'à la porte de sa loge, remerciant d'un sourire distrait ses admirateurs.

se trouvaient tous ceux de sa cour. Le prince d'Antona, en jaquette, étant de ceux qui partout se consi- dèrent comme chez eux, Barbetti et le banquier Macerata, en cravate blanche, mis comme des princes ; les amis de fondation de chaque prima donna qui passait par la scène du théâtre d'Apollon. Il s'y trouvait aussi des visages nou- veaux, qui se tenaient timidement au eecond rang" : un jeune homme pâle, aux yeux étincelants, qui bégayait ; une femme qui passait pour poète, et qui s'éclipsait avec afi"ectation derrière les autres ; et un peu à l'écart, le « Roi des cœurs », comme on l'appelait, le patito- de M"^ Céleste, un beau jeune homme taciturne qui se donnait des airs mys- térieux. Barbetti écrivait déjà sur son genou ses notes sur la soirée, posant son escarpin verni sur le bord du ca- napé, très élégant et insolent quand il était en cravate blanche, et glapissant entre ses dents :

Ah ! ma Céleste I Céleste vo- lupté !...

Au loin, et au delà de la scène ob- scure et du chaos des décors et des agrès, continuaient encore les applau- dissements, avec le crépitement d'un feu d'artifice. Des danseuses décolletées se montraient aux tribunes des plus hautes loges. Le régisseur, en manches de chemise, accourait tout affairé. Les mêmes voix qui l'applaudissaient disaient à la diva :

Ecoutez! écoutez!... On vous rap- pelle!... Vous les avez absolument élec- trisés !

La diva, dans l'orgueil de son triomphe, fît un geste sublime de dé- dain, se laissant tomber comme épuisée sur le canapé, à côté du genou du chro-

niqueur, et du coin de l'œil elle suivait son crayon d'or, tout en répondant avec son même sourire lassé aux , compli- ments qui lui pleuvaient de toutes parts. L'imprésario vint en personne la sup- plier de « condescendre au désir du pu- blic », tout ébouriffé, gonflé de joie, et avec un cupide sourire qui voulait pa- raître bienveillant.

Chère madame Céleste!... soyez bonne!... un seul instant! sinon, on va démolir le théâtre!...

La triomphatrice, dont les yeux étin- celaient de désir, eut pourtant le cou- rage de répéter son magnanime refus, se rentrant dans ses épaules, et cette fois à la barbe de Ihomme qui avait la clef de la caisse. Mais le journaliste, paternellement, lui enleva du dos sa pelisse, sans rien dire, et la poussa vers la rampe d'une certaine manière qui voulait dire :

Allons, allons, ma fille, ne faisons pas de sottises.

Les applaudissements, à peu près étouffés à ce moment, se renforcèrent tout à coup avec le fouettement impé- tueux d'une bourrasque de grêle. Des acclamations bruyantes éclatèrent çà et là. Et à mesure que l'enthousiasme s'exaltait, se propageant de l'un à l'autre, des visages enflammés, des mains gantées, des plastrons de chemise d'une blancheur éblouissante semblaient se détacher confusément de la foule et s'avancer vers l'actrice. Plus près, de- vant elle, des professeurs de musique d'orchestre s'étaient levés debout, ap- plaudissant, et jusqu'au fond de la vaste salle sur toute la rangée des ban- quettes remplies de spectateurs, on sen- tait courir comme un frisson d'enthou- siasme, l'excitation des notes encore vibrantes d'Aïda et la palpitation des seins nus qui se gonflaient mollement, toute la vague sensualité diffuse par la salle, qui se tournait vers l'actrice et l'enveloppait comme une caresse du public tout entier avec les mains se tendant vers elle pour l'applaudir, et

LA SOIRÉE DE LA DIVA

les voix louangeuses de son nom avec le flamboiement des verres de lorgnettes qui cherchaient son sourire encore eni- vré, le rêve d'amour qu'elle avait encore dans les yeux, le renflement dé- licat de sa poitrine et la courbe élé- gante du maillot entrevu par éclairs entre les plis de la tunique d'Aïda, transparente et mi-ouverte, comme cé- dant à l'appel des bras tendus vers elle, tandis qu'elle s'inclinait doucement avec son sourire toujours avide et lançant de longs et tendres regards qui quê- taient l'amour de la foule.

C'est bien cela ! disait le jour- naliste, qui avait hâte d'aller souper. Ce soir, il n'y a plus rien pour nous autres. Nous sommes de trop, mes amis! ne trouvez-vous pas?... Après qu'elle a donné son cœur à deux mille personnes... et en musique encore !...

Et Barbetti chanta d'une voix fausse sous le nez du « Roi des cœurs » :

Mourir d'amour pour toi 1... pour toi... oi... oi !,..

Le prince sourit légèrement en s'éten- dant sur le divan. Macerata, tandis que la diva rentrait dans sa loge, renvoya la balle avec assez d'esprit :

C'est parfait. C'est-à-dire que nous représentons l'enthousiasme public... la délégation des manifestants venus pour prendre l'accolade !... et nous la voulons, parbleu !

Ce disant, il fit mine de lui ouvrir ses bras, comme sûr de son fait. Mais elle mit tout simplement sa pelisse, en s'asseyant à côté du prince, qui lui baisa la main.

Un succès énorme!... un véritable triomphe ! répétait cependant le chœur.

Mais elle n'y prêtait aucune adcntion. Elle semblait absorbée, un peu étourdie par les applaudissements, et se conten- tait d'interroger Barbetti d'un regard persistant.

Lui inclina la tête, affirmatif, sans dire un mol.

Penserez-vous au télégraphe?

demanda- t-elle un moment après. Barbetti hésita.

Bien, bien, j'y penserai... on a le temps...

Une douzaine de personnes se fou- laient dans la loge. Et d'autres têtes s'amoncelaient à la porte, de nouveaux visiteurs arrivaient, le chef d'orchestre qui venait la féliciter « de son succès si mérité », un compositeur connu pour quêter des compliments partout, sous prétexte d'en faire aux autres.

Ah ! madame Céleste, il n"y a que vous!... votre méthode... votre voix... votre art!...

Pendant cinq minutes, on parla d'art et de musique. Le jeune homme bé- gayant, étranglé par l'émotion, pro- nonça quelques phrases embarrassées, en rougissant d'une flamme sincère d'en- thousiasme qui avivait ses joues et ses yeux juvéniles, et faisait sourire la co- médienne. La femme poète à la fin s'avança, murmurant à mi-voix :

Oh! chère... je n'ai pu résister... Quelles sensations délicieuses!...

Le prince s'était levé pour lui céder sa place ; mais elle préféra se draper dans son manteau pour réciter d'une voix contenue un madrigal pompeux. Barbetti, qui s'était assis sur le bras du canapé et la regardait insolemment, se pencha vers l'oreille de M"" Céleste en lui disant :

Ah ! ma fille, si vous rendez aussi les femmes amoureuses, maintenant!...

L'actrice recevait tous ces hommages négligemment assise sur le canapé comme sur un trône, souriant à peine de temps en temps, d'un air distrait, comme tendant encore l'oreille au bruit des applaudissements, comme cherchant encore son public délirant de ses yeux absorbés qui se fixaient vaguement sur celui qui lui parlait ; mais elle souriait de bonne grâce en rencontrant les yeux étincelants du jeune homme ingénu qui la dévoraient.

Des senteurs rares et délicalcs se dé- gageaient des fleurs amoncelées partout.

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sur le fauteuil, sur les chaises, sur le guéridon qui supportait le miroir, entre les paravents. Des bottes énormes, des monogrammes encadrés sur des che- valets, des jardinières qui empêchaient de passer et que personne ne regardait ; un parfum délicieux d'odeurs variées, qui montaient à la tête et enivraient autant que la musique, autant que Famour d'Aïda, autant que les paroles chantées accompagnées du rythme har- monieux, autant que les applaudisse- ments du parterre, que tous ces visages enflammés pour elle, que tous ces cœurs qu'elle avait fait palpiter, que tous les rêves et les vagues désirs qu'elle avait éveillés et qui étaient venus se déposer à ses pieds, avec l'adulation ingénue et ardente du collégien qui avait osé lui envoyer sa déclaration d'amour par la poste, avec un timbre de cinq centimes : « Cette nuit, j'ai fait un songe... Il me semblait être sous un bel arbre, dans un agréable jardin... et un rossi- gnol chantait avec votre voix... », ou encore avec la flatterie que renfermaient un article de journal et des vers qui lui étaient dédiés : « Céleste, elle descend dans le cœur des humains... »

Pour décrire les impressions vrai- ment célestes éveillées par le chant de la grande artiste. M"" Céleste... Les paroles et les phrases qui l'avaient célébrée de tant de manières se répé- taient en ce moment en elle vaguement, comme une autre harmonie intérieure, toutes, les plus fades comme les plus artistiques, et lui gonflaient le cœur autant que le souvenir de tous ses ad- mirateurs— depuis l'adolescent imberbe qui se dressait debout, fasciné, derrière les épaules de sa maman, dans une loge d'avant-scène, jusqu'au journaliste qui mettait de côté son sourire moqueur quand il lui parlait un diplomate qui désertait le cercle pour elle, et lui ofl'rait les derniers feux laissés en lui par les émotions du jeu et de la grande A'ie à l'ouvi'ier qui, du haut du pou- lailler, lui criait son enthousiasme.

Tous, tous jusqu'à l'imprésario qui se montrait si aimable jusqu'au télé- gramme qui venait du bout du monde la chercher jusqu'au chroniqueur de province qui assiégeait la porte de son hôtel. Partout, dans tous les en- droits fréquentés, jusque dans les sta- tions de plaisance, aux villes d'eaux, aux quatre points cardinaux, toujours le même culte lui était rendu dans toutes les langues, elle avait lu le même sen- timent sur le visage de ses admirateurs de toutes les nations, ce sentiment qui lui indiquait la valeur de sa personne, et inspirait l'amour de tout ce qui se rapportait à elle, le théâtre, l'art. Aida, Valentine, Marguerite; toutes les créa- tions qui s'incarnaient en elle. Elle éprouvait en cet instant, dans ce triomphe d'elle-même, dans cet orgueil démesuré de son moi, une tendresse, une gratitude, une sympathie, une indulgence extrêmes pour tous les hom- mages qui lui étaient venus, quels qu'ils fussent, de quelque part qu'ils vinssent, et qui se précisaient en tant de souve- nirs, en tant de dates des moments dé- licieux, des paroles qui avaient fait battre son cœur un moment, ici et là... De quoi pouvait-elle se souvenir? Des physionomies, des coins de pay- sages lui revenaient devant les yeux, de temps à autre, des figures qui de- vaient, elles aussi, se troubler à la lec- ture de son nom dans les gazettes dis- persées aux quatre vents de la terre, ou à la vue d'un de ses portraits, dispersés eux aussi aux quatre vents de la terre. Tout le monde l'avait, son portrait, dans le journal illustré, dans la vitrine de l'éditeur, à tous les coins de rue; les photographes les tiraient à centaines de douzaines, et elle-même les laissait après elle, dans chaque ville, par dou- zaines entières, à tous, comme elle don- nait à tous les trésors de son chant, les émotions de son âme, les secrets de sa beauté. Pourquoi eût-elle accordé des préférences, ayant besoin de l'admi- ration de tous ? Pourquoi se fût-elle

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imposé certaines réserves, eût-elle en- chaîné son cœur ou son caprice, devant changer de pays et d'amis à chaque changement de saison, personne ne de- vant lui savoir gré de sa constance, et sa dignité même de femme devant être différente de celle des autres ? Et une douceur mélancolique lui venait au cœur de tant de souvenirs confus, dans l'engourdissement et la vague lassitude de cette heure.

Elle souriait plus volontiers au jeune homme bègue, dont l'adoration ingénue rendait à ses souvenirs une sorte de virginité. Et le beau « Roi des cœurs », le regard suppliant, implorait en vain d'elle ce soir-là le coup d'œil complice qui aurait consentir et promettre... II attendait toujours, patient et résigné, aidant à mettre de Tordre dans le petit réduit, choisissant les fleurs à mettre à part, cédant la place aux nouveaux visi- teurs, donnant à voix basse des ordres à la camériste, qui se hâtait de ren- fermer les cadeaux brillant sur la pe- tite table, signés par des cartes de visite. Macerata qui, depuis un mo- ment, couvait des yeux le sien, ne put se tenir de protester.

Comment?... sans même les lui faire admirer? sans lui faire voir le cœur de ses amis?

Les écrins passèrent alors de main en main, admirés, loués, sous les yeux inquiets de la camériste, qui se tenait debout près du rideau cachant le fond de la loge. Et il s'éleva un nouveau chœur d'exclamations.

Très beau!... Très élégant!... Merveilleux!... Le banquier insistait sur l'intention qu'exprimait son pré- sent, une broche de diamants en fer à cheval... « Pour donner une bonne ruade à la jettature! » Dans la con- fusion, quelques-unes des cartes qui joignaient au cadeau le nom du dona- teur avaient été perdues, avant que la diva eût daigné les apercevoir. On ne savait par qui avait été offert un ma- gnifique collier de perles.

Eh bien, puisque vous êtes si indis- crets... c'est moi, là!... dit enfin Bar- betti.

Tous éclatèrent de rire, y compris M™'' Céleste, comme si Barbetti avait débité la blague la plus folle Le prince fit alors « oui » de la tête.

A ce moment, un domestique du théâtre montra sa tête à la porte, sou- riant à la bénéficiaire, comme quelqu'un qui attend aussi une gratification ; il tenait à la main une carte de visite.

Ce monsieur est là... Il dit qu'il vous connaît beaucoup.

L'actrice examinait la carte, cher- chant à se rappeler ce nom, lorsque entra ce monsieur qui la connaissait tant, un beau jeune homme étranger, frisé et pommadé à la dernière mode, qui se sentit un peu mal à l'aise en se trouvant tout à coup en si belle compa- gnie, et, en présence de la diva trônant, qui le regardait du haut en bas, pour le reconnaître, entourée de sa brillante cour.

Excusez-moi, Céleste, balbutia- t-il. J'ai lu dans les journaux... j'ai vite pris le train... Je ne pouvais ima- giner une chose semblable...

Et comme elle continuait à le re- garder de cette manière embarrassante, sans répondre, au milieu du silence hostile de tout l'auditoire, le pauvre jeune homme perdit tout à fait la tra- montane, et chercha à se tirer d'affaire de son mieux.

Hector... Hector Baroncini de Sinigaglia... Vous souvenez-vous... à la foire ?

Ah!... —fit-elle. Oh! Hector Baroncini, encouragé par ces

deux monosyllabes insidieux, laissa échapper :

Il s'en est passé du temps, hein ! Il n'ajouta rien autre, mortifié par le

sourire glacial de l'actrice, qui reprit imrnédiatement la conversation avec le prince, tournant le dos à l'ami Baron- cini et à la foire de Smigaglia, avec un certain fin sourire, qui avait tout l'air

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d'être à son adresse, et qui lui ôta jus- qu au courage de partir à l'anglaise, le clouant à la place il se trouvait.

Alors... reprit Barbelti, paraissant continuer un propos commencé.

Alors si je dis que le donateur inconnu est bel et bien trouvé, on a l'air de dire que ce n'est pas moi, soit, je le veux bien.

D'Antona, tandis que les autres allaient éclater de rire de nouveau, dit galamment à la belle dame :

Quel que soit cet admirateur inconnu... A'ous en avez tant... Voulez- vous me permettre de le représenter?

Elle, qui avait déjà deviné, lui tendit avec un sourire sa main, que le prince se mit à baiser goulûment, moitié sé- rieux, moitié plaisantant, sur la paume, sur le poignet, en remontant sur le bras, qui semblait glacé au sucre par une couche de poudre de riz, tandis que la Céleste riait comme s'il la chatouillait, feignant de vouloir se dégager, et s'exclamait :

Non, non, assez! Vous en prenez ainsi pour vingt admirateurs 1

Macerata cependant réclamait de sa banne grâce sa part et aussi celle des autres. Seule, la femme poète prit congé en pinçant les lèvres; et le journaliste agitait son gibus comme pour chasser les mouches, répétant :

Allons, allons... messieurs... de- vant le monde... et encore du monde étranger...

Le monsieur étranger, encore rouge d'émotion, avait fait semblant de rire aussi, pour ne pas rester sot, tourmen- tant ses moustaches, tournant autour de lui, sans le vouloir, un regard inquiet sur la compagnie, dans laquelle le seul visage qui lui parut alors sympathique fut celui du beau jeune homme taci- turne qui effilait, lui aussi, ses mous- taches, souriant comme lui du bout des lèvres.

Au dehors cependant le machiniste faisait grand bruit pour faire évacuer la scène.

Place!... messieurs!... soyez assez bons!... Les admirateurs de la chan- teuse, qui étaient restés sur la porte, se dispersèrent deci, delà. D'autres bottes de fleurs furent poussées pêle-mêle dans la loge, le chevalet et la jardinière furent balayés dehors. On entendit des courses précipitées, des claquements de portes, des cris de commandement, et une criaillerie de voix féminines.

Le ballet! en scène pour le ballet ! Le même imprésario, qui était tout

miel un quart d'heure avant, envoyait alors au diable les importuns.

Messieurs... ayez la bonté... Le public s'impatiente!...

M°^^ Céleste fît une grimace qui vou- lait dire non. Mais le banquier revint insister et lui faire une douce violence, se penchant vers elle, lui prenant la main, lui parlant dans le cou d'une cer- taine façon qui faisait froncer le nez au « Roi des cœurs » et à l'ami de Sini- gaglia. Barbetti, lui, approuvait le refus.

Allons souper, nous autres, mais sans elle. Elle a besoin de se reposer, la pauvre petite. Laisse-les dire, ma chère... Ces gens ne savent pas ce que c'est qu'une soirée pareille...

Le « Roi des cœurs » à la fin perdit patience, grommelant que ce n'étaient pas des manières... Hector Baroncini se liguait de cœ^ur avec lui.

Mais non ! mais non ! dit-elle. Allez-vous-en plutôt. Je ne peux pour- tant pas me déshabiller devant tout le monde.

Oh ! pourquoi pas?... On ne de- mande pas mieux!...

C'est juste, mais sévère! conclut le banquier.

Charmant! très joli!... le mot de la fin ! s'exclama Barbetti, et en même temps il poussait les gens dehors, comme s'il était de la maison. Le « Roi des cœurs » était resté, cherchant son cha- peau, attendant de la diva le mot et le coup d'œil qu elle lui avait promis pour ce soir-là.

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Cher Sereni, lui dit Barbetti, ne jouons pas les jaloux.

Barbetli ! eh ! le télégraphe, vous l'avez oublié? s'exclama Céleste, en pas- sant la tête par l'entre-bâillement des rideaux.

Eh non... je ne m'en souviens que trop...

A Milan!... Et souvenez-vous aussi de Naples, je ferai... le carême... ne l'oubliez pas. Sereni vous accompagnera pour que vous ne l'oubliiez pas, comme à votre habitude... Attendez, Sereni, je vous donne une ligne pour vous le rap- peler.

Et écrivant, elle aussi, sur son genou comme Barbetti, avec la tunique d'Aïda entr'ouverte qui découvrait le fin con- tour de sa jambe couverte du maillot couleur de chair, elle jeta deux mots sur un morceau de papier arraché d'un bouquet de fleurs, et son bras nu sortit du rideau pour donner le petit billet à Sereni qui le prit avidement, tandis que derrière la portière, avec un frou-frou hâté de vêtements, on entendait encore sa belle voix rieuse répéter :

Allez- vous-en! allez-vous-en tous! Ses fidèles cependant l'attendaient

obstinément derrière la porte de la loge ; Macerata, qui voulait avoir l'honneur de lui donner le bras jusqu'à sa voiture, le prince d'Antona, causant avec une figurante qui ne lui cachait rien, Hector Baroncini, ne pouvant se décider à s'en aller, api'ès avoir pris le train tout exprès, craignant de passer pour un rustre, Sereni, qui flairait un rival, et Barbetti qui humait le souper.

Enfin la belle reparut avec un petit béret de loutre sur les yeux, emmitou- flée jusqu'au nez, suivie par une camé- riste très digne .qui portait le petit sac des bijoux et grondant Barbetti et les autres qui se précipitaient pour l'accom- pagner; Macerata s'emparant de son bras qui lui avait coûté une broche de diamants, le prince se séparant de la figurante, qui se mettait alors sur la défensive en couvrant sa poitrine de ses

mains; Barbetti chantant son refrain : - Allons ! partons! allons souper!... Je ne dis pas vous, chère Céleste. Vous irez dormir tranquillement... Vous en- tendrez de votre lit quels toasts !

Ah ! merveille des merveilles ! Anges et ministres de grâce, secourez- moi !

Ce dernier compliment s'adressait à la diva du ballet, « l'étoile » qui traver- sait en ce moment l'arrière-scène, demi- nue, les épaules et le cou à peine couverts d'un riche mantelet, toute vaporeuse sous la poudre de riz et dans les voiles diaphanes, avec un sourire mordant des lèvres, et des yeux peints qui saluaient les amis et les admirateurs de la cantatrice, qui étaient aussi ses admirateurs et ses amis, comme s'enle- vant sur la pointe de ses souliers de satin, excitée par la musique qui l'ap- pelait, pour courir aux applaudisse- ments qui l'attendaient elle aussi impa- tiemment. Le ténor, avec qui la diva du chant avait déliré d'amour en mu- sique, et pour qui elle était morte sur la scène une demi-heure avant, passa près d'elle sans la saluer, relevant le collet de son pardessus, avec le fou- lard sur la bouche. Et elle ne le regarda même pa&, échangeant, au contraire, un regard hostile avec l'autre diva de la danse.

Non, non, je ne vous laisserai pas aller seule... J'aurais peur qu'ils ne vous enlèvent, A'os admirateurs... disait le prince, qui s'obstinait à vouloir monter en voiture avec elle, après avoir mis tranquillement de côté Macerata. Et elle répondait avec un petit rire perlé : Grand fou !... Allons ! allez- vous-en!... Barbetti!

Oui, oui, le télégraphe? je ne l'ai pas oublié. Mes beaux messieurs, que fait-on maintenant? Va-t-on souper pour finir la soirée de la diva? Hé! Sereni, je dis que c'est ce que nous pou- vons faire de mieux. Ne t'arrache pas les yeux sous ce bec de gaz, je sais ce que dit cet écrit.

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Mais le prince s'excusa, disant qu'il avait un rendez-vous au cercle, et Ma- cerata ne se souciait pas de payer encore les toasts que les autres porte- raient à la diva. Restèrent Baroncini, qui ne voulait pas passer pour un gueux ou un avare en refusant de payer à souper, et Sereni qui avait lu : « Im- possible pour ce soir, mon cher... Prenez patience... Je suis brisée... Je rêverai de vous... » D'ailleurs l'un et l'autre éprouvaient le besoin de penser à elle en compagnie des autres qui pourraient penser à elle ou parler d'elle. Dans les fumées du vin, Baroncini ayant bien fait les choses, Barbetti, ému aussi comme les autres, pérorait :

Mes chers amis... le télégraphe,

vous ne savez pas ce que cela signifie... L'imprésario... l'agent dramatique... Des coups de grosse caisse pour faire de l'argent... Soyons justes... le monde tourne sur une pièce de. cent sous... Chacun son métier... L'art, le journa- lisme... sont de belles choses... Suis bien mon raisonnement, Sereni... Je suis un artiste... Bien... J'appartiens au public... le public est mon amant... Tu es amoureux de moi, artiste... bien... Si A énus, en chemise, venait me dire en certains moments : Barbetti, donne- moi une nuit d'amour... Non, non, et puis non !

Giovanni Ver g a. Traduction de H. Declermo>t.

Giovanni Verga, ;\ Catane en 1840, est un des plus brillants romanciers ita- liens contemporains; un maître de l'Ecole « vériste ».

Son premier roman, Sloria d'una capi- nera, publié en i8(î9, était un simple récit, plein d'une douceur mélancolique, dune douleur tempérée par une résignation

triste, qui laissaient entrevoir le futur pessimiste.

G. Verga produisit ensuite trois excel- lentes études de la vie élégante dans le monde milanais : Eva, Eros, Tigre royal, ouvrages qui auraient suffi pour fonder sa réputation.

Renonçant à la peinture de l'existence rafflnée des grandes villes, l'artiste fut attiré et conquis par le spectacle de la vie primitive et d'un caractère si pitto- resque des paysans et des pêcheurs de son pays de Sicile. Il étudia les mœurs de cette population, obligée par ses conditions ethniques et sociales à vivre depuis des siècles en dehors de tout commerce et de tout contact pouvant modifier ses mœurs et son genre de vie.

Et le premier fruit de ces études fut un volume de nouvelles sous le titre de Vie des champs. G. Verga montra dans cet ouvrage avec quel œil d'artiste il sait voir la nature.

A la suite de ces nouvelles, G. Verga fil paraître son meilleur roman, son chef- d'n'uvre. les Mulavoglia : l'histoire d'une famille nombreuse qu'une série de cala- mités réduit à la misère, et dont la mort ou la dispersion de tous ses membres laissent eniîn seul et abattu le vieux père, qui va mourir dans un lit d'hôpital.

La nouvelle que nous donnons est tirée d'un volume publié en i8'J4 par les édi- teurs Trêves, à Milan, sous le titre : Don Candeloro et 0°.

H. D.

LE CANAL DES DEUX-MERS

Les Romains, puis plus tard Fran- çois P'', Sully et Richelieu eurent l'idée de réunir la Méditerranée à TOcéan à travers l'Aquitaine... mais arrivons tout de suite aux temps modernes.

Pierre-Paul Riquet, baron de Bon- Repos, naquit à Béziers en 1604. Il des- cendait d'une famille florentine, les Arrighetti, qui, chassée de Florence pendant les guerres civiles, était venue s'établir en Provence vers 1268. Cette famille, dont une branche a donné Ri- quet et une autre Mirabeau, possédait de grandes propriétés dans le voisinage du tracé du canal.

Il parvint à se convaincre de la pos- sibilité d'exécution de cette voie d'eau, et, devenu fermier de gabelle dans le Languedoc, il fît dresser les plans par Andréossy et présenta son projet à Gol- bert le 26 novembre 166"2. Le grand mi- nistre accueillit avec enthousiasme le coui^ageux promoteur, et, par l'édit de 1666, lui donna l'autorisation d'ouvrir son canal et lui en concéda l'entreprise. Riquet se mit immédiatement à l'œuvre et, après quatorze années de fatigues inouïes, de difficultés surmontées, on put enfin ouvrir le nouveau canal à la navigation en 1681. Le pauvre Riquet était mort à la peine six mois avant cette ouverture, et s'il n'eut pas le triomphe final, il eut au moins cette intérieure sa- tisfaction de l'homme de génie de voir son œuvre achevée, prête à fonctionner pour la plus grande gloire de son nom et pour la prospérité de son pays !

Riquet l'epose maintenant en avant du chœur de la cathédrale de Toulouse. Le courageux créateur du canal du Langue- doc avait consacré la somme, formidable pour l'époque, de 17 millions de francs, dont les deux tiers fournis par les États du Languedoc et l'autre tiers par lui-même. Sa fortune personnelle y avait été absorbée ; il laissait à ses hé-

ritiers sa gloire et... 2 millions de dettes I

Ce canal, vaste conception pour l'épo- que, est encore un utile instrument de petite navigation ; mais, depuis le xvn" siècle, les conditions économiques, techniques et nautiques ont subi une telle transformation, toutes les manifes- tations de l'activité humaine ont reçu un tel développement, qu'il serait faux de prétendre qu'il suffît actuellement aux besoins de la grande et si intéressante région qu'il dessert et surtout qu'il soit propre à mettre les deux mers en com- munication.

De plus, l'importance de la Méditer- ranée a été sans cesse croissante pen- dant tout le xix^ siècle. Pour ne parler que des principaux événements politi- ques qui en ont été la cause, nous cite- rons : l'entrée de l'Egypte, de la Turquie et de la Grèce dans le grand mouve- ment européen ; la conquête et la paci- fication de l'Algérie ; la suppression de la piraterie; la guerre d'Orient; l'unité de l'Italie ; l'ouverture du canal de Suez ; le développement du commerce de la Russie dans la mer Noire et l'extension de son industrie des huiles minérales dans le Caucase.

En prenant possession de l'Egypte et de Chypre, l'Angleterre a complété sa mainmise sur la Méditerranée, dont elle possède actuellement les deux portes, et le canal des Deux-Mers peut seul l'em- pêcher d'en faire définitivement un lac anglais.

Le premier projet sérieux du canal maritime reliant la Méditerranée à l'Océan a été présenté en 1867 par M. de Magnoncourt. Un peu plus tard, vinrent successivement ceux de M, Tissinier, de MM. Alexandre et Letellier, et de M. Manier.

La discussion de ces études diverses dans la presse et dans les Congrès a ému

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l'opinion publique et bien préparé le terrain.

Une Société d'études se constitua vers 1879, sous le patronag-e de M. le séna- teur Duclerc, et confia la rédaction du projet à M. Godin de Lépinay, ing-énieur en chef des ponts et chaussées. Ce pro- jet, plusieurs fois remanié, fut succes- sivement présenté à des Commissions techniques qui, toutes, lui furent hos- tiles, et dont l'hostilité alla tellement croissant, que la Commission de 1887 en vint à dire que le projet du canal des Deux-Mers ne présentait nullement une œuL "e nationale et que la géogra- phie n'ayant pas reconnu l'isthme du Languedoc, il n'y avait pas à le couper.

A ce compte, le canal de Suez, non plus, n'aurait pas être ouvert !

A la suite du rejet définitif du projet Duclerc par la Commission de 1887, tout semblait perdu, lorsque en 1890 se constitua la Société Nationale. Cette Société considérait, d'une part, que ré- tablissement d'un grand canal maritime reliant la Méditerranée à 1 Océan, à tra- vers l'isthme franco-ibérique, avait une importance capitale pour la puissance maritime et commerciale de notice pays, pour le développement de ses richesses agricoles et la suprématie absolue de notre marine de guerre dans le bassin de la Méditerranée, qui tend de plus en plus à devenir bassin anglais, et, d'autre part, que le seul moyen d'obtenir un pro- jet complet, pratique et qui réunisse toutes les conditions nécessaires pour répondre à la fois à toutes les difficultés et à toutes les exigences techniques, consistait à faire appel à tout le corps des ingénieurs français, sans distinc- tion d'école. Elle ouvrit en 1893 un concours dont le programme avait été étudié avec grand soin.

Près de 250 ingénieurs ont adhéré au concours ; mais, vu la grandeur de l'œu- vre, la complexité des études quelle imposait, la difficulté de résoudre les nombreux problèmes qu'elle soulevait, 68 études furent remises à la Société

Nationale, parmi lesquelles 15 seule- ment furent retenues pour être succes- sivement exposées à Paris, Anvers, Tou- louse et Bordeaux. Disons tout de suite qu'à l'Exposition internationale de cette dernière ville, la Société Nationale a remporté la médaille d'or dans la sec- tion des travaux publics.

Il reste acquis que l'œuvre des Comités de la Société Nationale demeure en- tière et que, si la Commission technique de 1896 a réédité les critiques des tra- vaux antérieurs, elle n'a porté aucune atteinte au projet nouveau qui est une heureuse émanation du concours de 1893 et qui répond à toutes les exigences techniques, économiques et nautiques d'une aussi vaste entreprise.

Ainsi que l'a déclaré alors M. Turrel, ministre des travaux publics : Le rap- port de la Commission de 1896 ne tran- che nullement la question, c'est seule- ment une pièce de plus dans le dossier.

Laissons donc de côté toutes ces ap- préciation de parti pris de Commissions que l'on crée en France pour enterrer les initiatives les plus généreuses et les plus dignes d'intérêt. Que le canal des Deux-Mers se creuse ! Et l'on verra le monde entier en faire usage.

DÉBOUQUEMENTS EN MÉDITERRANÉE ET EN OCÉAN

La première question à résoudre est celle des débouquements. Elle est d'une importance capitale, car à quoi servirait un canal de 10 mètres de profondeur s'il était impossible d'y entrer ou d'en sortir?

Du côté de la Méditerranée, quatre débouquements ont été indiqués par di- vers ingénieurs : l'embouchure de l'Aude, le grau de la Franqui, le grau de la ^'ieillé-^'ouvelle et le grau de Grazel. Disons quelques mots surchacun d'eux.

L'Aude est demeurée ce qu'elle était au temps de Pomponius Melo : A fax nusquam narigabilis. Ce tleuve a com- blé tout le delta compris entre Sallèles,

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LE CANAL DES DEUX-MERS

les montagnes de la Clape et de la Leu- cate, le bourg de Capestang et les co- teaux qui limitent, à Test, la vallée de rOrb. Il déverse annuellement 1 800 000 mètres cubes de limon et son lit est es- sentiellement variable. Le plus petit port ne fut jamais établi dans son estuaire ; il ne faut donc pas songer à creuser un grand port, pouvant rece- voir des cuirassés de premier rang. L'ingénieur Niquet a fait sur le port

que le débouquement du canal serait facilement établi à Ginistan. Ce même ingénieur a aussi affirmé qu'on pourrait faire débouquer le canal à la Vieille- Nouvelle par des fonds de V2 mètres qui répondraient à tous les besoins. Les graus de Grazel et de la Vieille- Nouvelle ont l'avantage d'être plus rapprochés de Narbonne et d'être dominés par les rochers de la Clape, qui ont une grande valeur stratégique.

TKACÉ DIT CANAL DE L' OCÉAN A LA MÉDITERRANÉE

de la Franqui une étude très sérieuse. Cette rade, à l'abri des vents de Cers, a des fonds d'excellente tenue, mais elle n'a que 6 mètres de profondeur alors qu'il en faut 10 ! Le grau de la Franqui présente certainement des avantages, mais insuffisants pour servir de débou- quement au canal des Deux-Mers.

Restent donc les graus de la Vieille- Nouvelle et de Grazel. M. Thomé de Gamard a dressé un projet permettant aux plus gros navires de pénétrer dans l'étang de Gruissan, et M. Boufïet, in- génieur en chef de l'Aude, a démontré

Dans notre étude, nous avons choisi le grau de Grazel comme débouquement, parce qu'il a l'avantage de donner au canal des Deux-Mers le plus petit déve- loppement possible. Quoi qu'il en soit, Narbonne deviendra un immense port intérieur, capable de recevoir les flottes de guerre et de les défendre des insultes de l'ennemi.

Moins simple encore se présente le problème du débouquement en Océan.

Il n'y a pas à songer à adopter ni le port de La Pallice ni celui de Roche- fort, car le canal subirait un allonge-

LE CANAL DES DEUX-MERS

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ment exagéré. Il faut donc choisir entre l'Adour et l'embouchure de la Gironde.

Le port de Bayonne est à rejeter a priori, car, de l'avis de tous les ma- rins, la barre de l'Adour est l'une des plus dangereuses que Ton connaisse. On a déjà dépensé plusieurs millions pour lutter, en ce point, contre l'Océan, on n'est pas seulement parvenu à gagner un pied de tirant d'eau.

De l'embouchure de l'Adour à la pointe de Grave, la côte, très basse, forme une ligne de plus de 150 kilo- mètres de sables et de dunes qui bor- dent le territoire des Landes et derrière laquelle se trouve une série de lagunes, dont quelques-unes sont d'immenses lacs. Les fonds de la mer, dans leur régularité le long de la côte des Landes, présentent un point singulier au droit de l'embouchure du petit cours d'eau qui vient tomber dans la mer au-dessous de Cap-Breton. On y remarque une fosse qui s'ouvre au large par de très grandes profondeurs bien supérieures à celles que l'on trouve au nord et au sud, et cela sur une largeur de 800 mètres. En cet endroit, la mer ne brise jamais,' même à la côte, pendant les plus grosses tempêtes, et l'envahissement de la côte par les sables du littoral ne se produit pas.

Ce n'est donc pas sans d'excellentes raisons que M. Lalauze a proposé Cap- Breton comme point de débouquement en Océan ; malheureusement, en y abou- tissant, le canal des Deux-Mers est obligé de faire vers le sud un coude qui allonge par trop la route maritime si fréquentée de Malte à Ouessant.

On a proposé le bassin d'Arcachon comme point terminus du canal des Deux-Mers. Avec ce débouquement, on obtient le plus court tracé de mer à mer, ce qui est une considération de grande valeur; maison n'est pas certain d'obtenir dans ce bassin des fonds sta- bles ào 10 mètres, et les obtiendrait-on, les navires qui essayeraient d'y péné- trer en cas de mauvais temps, pourraient XIV. 2.

courir les plus grands dangers, car, dans ces parages, la côte est très inhos- pitalière.

Reste donc le débouquement dans la rade du Verdon, le s ,ul admissible en Gironde. Il serait Dien désirable de pouvoir faire aboutir le canal des Deux- Mers, soit à Bordeaux, soit à Pauillac ; mais devant l'instabilité du ht de la Garonne, il faut tout de suite abandonner ces solutions. Dans la rade du Verdon, les navires auraient la certitude de trouver un abri sûr contre les vents du sud et du sud-ouest ; quelques dragages seraient suffisants pour entretenir la passe et pour enlever les sables mo- biles, qui, dans le voisinage, forment quelques bancs. Pour ces diverses rai- sons, nous avons choisi ce point comme terminus de notre projet de canal mari- time reliant la Méditerranée à l'Océan.

Gruissan et Le \'erdon sont donc les deux débouquements de notre choix.

TRACÉ DU CANAL DES DELX-MERS

L'entrée du canal des Deux-Mers est prévue en pleine côte au grande Grazel. Dans cet endroit, la plage est très stable, et l'entrée du port serait facile- ment défendue par des forts qu'on éta- blirait sur les hauteurs de l'île de Gruissan et les monts de la Clape. Le tracé se dirige directement vers Nar- bonne, un grand port intérieur serait creusé, puis, par un coude brusque vers l'ouest, franchit le col de Montredon et débouche dans la vallée de l'Aude qu'il remonte jusqu'à Carcassonne en passant par Moux et Capendu. A Carcassonne, le canal franchit l'Aude et remonte la vallée de la Fresquel pour atteindre le faîte de Xaurouse en passant par Cas- telnaudarv. Après la traversée du col de Xaurouse, le canal descend la vallée de l'Hers jusqu'à Castenet, puis de là, oblique vers le nord-ouest pour fran- chir la Garonne en amont de Toulouse, près de l'asile des aliénés. De Toulouse jusqu'à Langon, le canal descend la

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LE CANAL DES DEUX-MERS

vallée de la Garonne en se tenant constamment sur la rive gauche de ce fleuve et passe par Aus- sonne, Verdun- sur- Garonne, Bourret, Auvillars, Nayrac, Da- mazan et Brannens. A partir de Langon, le tracé s'écarte de plus en plus de la Garonne et passe par ou près Sauterne, Budos, Brot, Castas, Castelnau, Bor- deaux, Lesparre, Queyrac et va aboutir au Verdon.

De mer à mer, ce tracé mesure 496 kilomètres. Le rayon mini- mum des coui'bes est de 3 000 mè- tres. Des ports intérieurs sont prévus à Carcassonne, Toulouse, Agen , Langon , Bordeaux et Lesparre.

En tenant compte de la difTé- rence de densité entre Teau de mer et l'eau douce, et des for- mations de seuils à la suite d'orages, d'éboulements ou de glissements, on ne saurait con- sidérer comme prudent un tracé dont le tirant d'eau serait infé- rieur à 10 mètres. De plus, pour que les navires qui seront ap- pelés à utiliser